LE lendemain ils ne purent pas se voir. Il lui téléphona deux fois. Le surlendemain à dix heures du matin il lui téléphona qu’il la retrouverait l’après-midi à cinq heures trente rue de Vaugirard.
Sans le savoir, au cours de la conversation, il prononça la phrase-clef, qui fut entendue par tous les services secrets à l’écoute. C’était une phrase assez banale, et aucun des écouteurs n’y prêta attention, sauf les deux hommes du colonel P… branchés l’un sur le téléphone, l’autre sur un micro, et qui savaient que ces mots étaient le signal de l’alerte. Le colonel prévenu mit aussitôt en application les mesures particulières qu’il avait élaborées d’après les directives générales présidentielles. Entre quinze heures trente et seize heures, quatre ambulances entrèrent dans le Centre de recherches de Villejuif et en ressortirent avant seize heures quinze.
Un homme de Samuel Frend les suivit jusqu’au Bourget mais ne put approcher du hangar dans lequel elles pénétrèrent et dont la porte se referma sur elles.
À seize heures vingt, une sorte d’explosion molle secoua le pavillon L qui en une seconde fut transformé en une fantastique et unique flamme. La chaleur était si grande que toute partie métallique fondit. Malgré les efforts des pompiers, au milieu de la nuit, le pavillon brûlait encore.
Alerté par l’officier qui dirigeait la lutte contre le feu, le colonel des pompiers de Paris vint sur les lieux et ne put que constater l’extraordinaire intensité de la chaleur dégagée, et le fait que l’eau, au lieu de combattre les flammes, semblait les aviver. La neige carbonique n’atteignait même pas le foyer. Le colonel ne connaissait aucune substance susceptible de brûler ainsi, mais il avait entendu dire que l’Armée, dans son arsenal secret, possédait des bombes incendiaires inédites. Se pourrait-il que… ? Mais alors pourquoi ? Et pourquoi là ? Il décida de faire son devoir, c’est-à-dire un rapport…
Un peu avant l’aube, les flammes s’éteignirent. Dans la nuit, les pans de murs restés debout rougeoyaient comme d’énormes braises. La chaleur qu’ils irradiaient cuisait les visages à vingt mètres de distance. Aucun des occupants du pavillon n’avait pu fuir. Il y avait peu d’espoir d’en retrouver quoi que ce fût.
L’homme de Samuel Frend surveilla en vain toute la nuit le hangar du Bourget. Les ambulances en étaient ressorties aussitôt par l’autre porte, qui n’était pas sous son regard.
Frend, lui-même, tandis que brûlait le pavillon L, était aux trousses d’une cinquième ambulance, dans laquelle il avait vu monter les trois derniers parachutistes de la villa sans nom, revêtus de blouses blanches. L’un d’eux s’était mis au volant, et le véhicule, après être entré dans Paris par la porte Champerret, avait franchi la Seine et pris la rue de Vaugirard.
Jeanne s’était déshabillée, baignée, parfumée, et avait mis la robe de chambre de velours mordoré que Roland aimait. Lorsqu’il en écartait les pans pour découvrir un corps qu’il ne se lassait pas de regarder, il lui disait qu’elle avait l’air d’une amande dans un abricot.
Elle avait disposé tout le nécessaire pour le thé sur la table basse en fausse laque chinoise Napoléon III, mais elle songeait en souriant qu’une fois de plus lorsqu’ils penseraient enfin à le boire, le thé serait froid et trop infusé…
Elle attendit sans s’inquiéter jusqu’à six heures. À six heures un quart elle appela le pavillon L et obtint le signal « pas libre ». Il en fut de même cinq minutes, puis dix minutes, puis quinze minutes plus tard. Elle cessa d’appeler de peur que Roland, essayant de la joindre, ne trouvât lui aussi la ligne occupée. À sept heures, elle appela six fois de suite à une minute d’intervalle et obtint toujours le même signal. Elle composa le 13, numéro des réclamations, et à la troisième sonnerie raccrocha, car on venait de sonner à la porte…
Roland ne sonnait jamais. Mais il avait peut-être oublié sa clef… Jeanne se précipita et ouvrit.
Elle se trouva en face de deux hommes petits, trapus, cheveux tondus, blouses blanches, qui poussèrent la porte et entrèrent. Elle crut qu’il s’agissait de collaborateurs de Roland, qu’il lui était arrivé quelque chose et qu’il l’envoyait chercher. Avant qu’elle ait eu le temps de réfléchir sainement, un des deux hommes passa derrière elle et rabattit le haut de sa robe de chambre, lui paralysant les bras et dévoilant ses superbes seins dansants, pendant que l’autre lui appliquait sur le visage un tampon d’anesthésique.
Elle en connaissait bien, professionnellement, toutes les odeurs, et identifia un des plus efficaces et des plus brutaux, que son mari redoutait toujours de voir utiliser sur un de ses malades. Son réflexe pour détourner la tête en fut deux fois plus rapide. Elle se débattit et se mit à hurler. L’homme qui lui faisait face, ébloui par ce qu’il voyait d’elle, et ahuri par ses cris, perdit son sang-froid, lâcha son tampon et se mit à lutter avec elle à bras-le-corps, à grand plaisir. Elle le mordit sauvagement à la joue. Il hurla à son tour. Sous la fenêtre, dans la deuxième cour, l’avertisseur à trois notes de l’ambulance retentit trois fois, tandis que se rapprochaient les sons des avertisseurs à deux notes d’au moins deux cars de police.
— Nom de Dieu ! Les flics ! Tu entends ? Il faut l’emmener ! Qu’est-ce que tu as fait du tampon, andouille ? Fourre-le-lui dans la gueule !
Comme l’homme mordu se baissait pour ramasser l’anesthésique, Jeanne le frappa du genou en plein visage, lui écrasant le nez. Il se redressa en jurant et amorça un coup terrible de karaté, qu’il stoppa à mi-course. Les ordres étaient d’éviter absolument la violence. Il essaya de la prendre par les genoux et de la soulever, elle le frappa du pied au cou et le renversa, se dégagea de la prise de son deuxième agresseur en s’arrachant à sa robe de chambre, courut à l’autre bout de la pièce, ouvrit la fenêtre et, à demi cachée par le rideau, appela à l’aide. Dans la grande cour pavée, autour de la fontaine-nymphe-pompadour de marbre qui en marquait le centre, l’ambulance tournait à toute vitesse, poursuivie par un car de police. Un autre car bloquait le passage vers la première cour. L’ambulance tournait, le car roulait derrière, les moteurs ronflaient, les avertisseurs couinaient, toutes les fenêtres s’ouvraient, tout le monde criait, personne ne fit attention aux appels de Jeanne, sauf les deux hommes qui l’avaient attaquée et qui ne voyaient plus que son derrière rose drapé dans le rideau prune, et la silhouette de son bras gauche levé qui s’agitait. Ils prirent la fuite, dégringolèrent l’escalier et tombèrent dans les bras des agents. Ils se défendirent comme des fauves. Mais ils n’étaient pas armés. Ils avaient reçu des ordres. Cette mission leur paraissait complètement con. Ils n’y comprenaient rien.
Le colonel P…, casque aux oreilles, avait suivi de l’ouïe toute l’opération. Blême de rage, il se demandait qui avait alerté la police. Maintenant, il allait falloir faire relâcher ces trois idiots, étouffer le scandale, arrêter les rapports, perdre un temps fou… Et recommencer ! Cette bonne femme était encore en circulation !… Il réfléchit. Après tout elle n’avait pas, elle, prononcé la phrase-clef… Il suffisait de continuer à écouter… Il y avait des micros aussi à son domicile conjugal. Elle ne dirait peut-être jamais les mots… On n’aurait peut-être pas à intervenir… Heureusement qu’à Villejuif tout s’était bien passé…
Parmi les badauds qui s’agglutinaient devant la porte cochère, un petit homme mince regardait avec un intérêt un peu enfantin. Il réussit à se glisser derrière les agents, à entrer dans la première cour, passa à côté des agents qui se battaient contre les deux hommes en blouse blanche, grimpa l’escalier, entra dans l’appartement, trouva Jeanne en train d’enfiler une robe, lui montra une carte tricolore, se présenta : « Commissaire Frend », ajouta : « Vous l’avez échappé belle ! », répondit évasivement à ses questions, lui jeta un manteau sur les épaules, la pria de l’accompagner, croisa avec elle dans l’escalier les agents qui grimpaient quatre à quatre, fit un geste de la main par-dessus son épaule en leur disant « là-haut… », poussa doucement Jeanne vers la rue, la fit monter dans sa voiture noire qui attendait à quelques mètres, et démarra aussitôt.
C’était lui qui avait alerté la police, dès qu’il avait vu l’ambulance prendre la rue de Vaugirard. De son émetteur de bord, il avait parlé sur la longueur d’ondes de la Préfecture et donné directement des ordres aux voitures de police. Il espérait que le choc entre les agents et les paras créerait quelque gâchis dans lequel il pourrait pêcher des informations.
Au moment de sortir de l’appartement, il avait ramassé et mis dans sa poche le tampon d’anesthésique. Au feu rouge de la rue de Rennes il l’appliqua sur le visage de Jeanne qui ouvrait la bouche pour lui poser une question. Suffoquée par la surprise, elle en respira un bon coup avant de se dégager. Il n’insista pas et jeta le coton par la portière. Il ne voulait pas avoir à la transporter. Elle était à demi inconsciente, luttait contre le sommeil et le brouillard. Arrivé à destination, il l’aida à sortir de la voiture arrêtée dans la cour d’un immeuble privé de la rue Boissy-d’Anglas. Il la fit entrer dans un appartement du rez-de-chaussée, suivre un long couloir, descendre un escalier, prendre un ascenseur, et aboutit enfin avec elle dans son petit bureau, au cœur de l’ambassade des États-Unis. Lorsqu’elle fut assise dans un fauteuil et ne bougea plus, il s’essuya enfin le front, et soupira. Il avait pris des risques énormes. Jamais jusqu’alors il ne s’était permis de telles initiatives. Il espérait que l’affaire était aussi importante qu’il le soupçonnait. Sinon…
Il sortit dans le couloir et revint avec deux gobelets de carton pleins de café très chaud. Cette femme savait quelque chose. Il fallait qu’elle le lui dise. Il n’était pas question de dormir…